Qu’est-ce que l’expérience ?
Une notion à (re)définir
Nous parlons d’expérience utilisateur, de marque expérientielle, d’expérience patient voire d’expérience candidat…
Mais que désigne exactement ce mot ? Avant de parler d’expérience utilisateur, il faudrait arriver à bien définir ce que recouvre le mot « expérience », c’est-à-dire aller au-delà de l’usage flou des pratiques de design ou de marketing. Car derrière ce mot valise se cache une complexité riche mais aussi une source fréquente de malentendus dans les démarches de design et de recherche (Forlizzi & Battarbee, 2004 ; McCarthy & Wright, 2004).
Un mot omniprésent, aux contours incertains
L’expérience est un concept central dans de nombreux domaines, qui vont de la philosophie, à la psychologie en passant par le design et le marketing (Pine & Gilmore, 1999). Et lorsque nous pensons à l’expérience en tant que telle, plusieurs idées ou définitions peuvent nous venir en tête. Il faut comprendre que les définitions sont plurielles. L’expérience peut désigner l’expérience vécue, celle phénoménologique. Les expériences vécues contribuent à la formation de la personnalité, des compétences ou des connaissances d’un individu (Kolb, 1984).
L’expérience est une notion ancienne, mais malléable qui possède un héritage philosophique. Dans notre tradition occidentale, le mot « expérience » vient du latin experientia et renvoie à une forme de connaissance vécue. Le Robert apporte plusieurs définitions à l’expérience : « L’expérience de quelque chose : fait d’éprouver quelque chose dans sa réalité, épreuve que l’on fait personnellement ». Le dictionnaire se réfère également à l’évènement vécu ou à la connaissance des choses.
Plusieurs auteurs se sont penchés sur la question de l’expérience et ont tenté d’y apporter une définition plus aboutie, plus claire. Le philosophe pragmatiste John Dewey considère l’expérience comme un processus continu d’interaction entre un individu et son environnement. Pour lui, ce processus est transformateur et ancré dans le réel. Son approche est « processuelle » car l’expérience, loin d’être figée, est en mouvement (Dewey, 1934). Merleau-Ponty y ajoute une nuance : l’expérience est incarnée, perceptive, située. Elle ne peut se passer des ressentis et de la subjectivité du sujet (Merleau-Ponty, 1945). Aussi, une expérience peut également être vue comme une approche « résultative » dont on mesure le souvenir ou qui fait l’objet d’une évaluation (Hassenzahl, 2010).
Qu’est-ce qui constitue une expérience ?
Et comment peut-on la caractériser ? L’expérience est délimitée par des critères constitutifs : une temporalité (l’expérience a un début, un déroulé, une fin et un souvenir – elle peut être éphémère ou durable), une subjectivité (comment l’individu vit l’expérience), une dimension affective (les émotions centrales), une influence de contexte (par l’aspect matériel, social voire culturel) et un potentiel de transformation (qu’il s’agisse d’un apprentissage, d’un attachement à l’artefact ou de son rejet) (Carù & Cova, 2003 ; McCarthy & Wright, 2004).
Notons qu’aujourd’hui la traduction marketing semble plus répandue. L’expérience est plus concrète et se veut être une interaction vécue dans un contexte donné. Elle génère des émotions, des jugements, voire des comportements. Les individus mémorisent et mobilisent l’expérience a posteriori, en se référant à la manière dont ils perçoivent et interprètent les événements (Schmitt, 1999 ; Tynan & McKechnie, 2009).
L’expérience demeure profondément subjective et personnelle pour l’individu. Chacun perçoit et interprète des événements de manière unique, en fonction de ses émotions et de ses croyances. Deux personnes qui vivent le même événement en auront des souvenirs et des impressions complètement différents (Norman, 2004). La subjectivité de l’expérience influence la manière dont elles vivent les expériences ainsi que la façon dont elles les évaluent et les partagent avec les autres.
Les limites du concept d’expérience
Pour autant, le concept d’expérience présente des limites. La définition reste vague car une expérience peut tout aussi bien désigner un vécu personnel, une activité observable ou une évaluation postérieure (Law et al., 2009). La subjectivité inhérente à l’expérience rend difficile la mesure et l’évaluation objectives de celle-ci. De plus, l’usage marketing de l’expérience peut parfois être dévoyé car le domaine emploie le terme « expérience » pour vendre du confort ou de l’esthétique sans réelle transformation vécue (Hassenzahl & Tractinsky, 2006). L’expérience est également difficile à isoler car souvent coconstruite par l’utilisateur, l’interface, le contexte ou les attentes (Forlizzi & Battarbee, 2004).
En expérience utilisateur, par exemple, il faut faire attention à ne pas confondre ce qui est conçu (interface), ce qui est vécu (expérience) et ce qui est évalué (retour d’expérience et données). De plus, il est intéressant de rappeler qu’en recherche scientifique, le mot « expérience » prend un tout autre sens et se réfère aux démarches menées pour tester des hypothèses et acquérir de nouvelles connaissances. L’expérience scientifique est contrôlée et les conditions de réalisation doivent être notées afin que les chercheurs puissent reproduire celle-ci et garantir la fiabilité des résultats (Latour, 1987).
L’importance de bien définir l’expérience
La polysémie du terme « expérience » illustre bien la nécessité de contextualiser selon les disciplines et de préciser ce dont on parle lorsqu’on conçoit, mesure et théorise une expérience. Alors pourquoi faut-il définir l’expérience sérieusement ? Si vous ne définissez pas l’expérience, vous mesurerez la mauvaise chose et concevrez pour la mauvaise cible. Or, une définition claire oriente la démarche de recherche des concepteurs. Est-ce qu’on mesure un effet émotionnel, une interaction, un récit ? Elle structure aussi l’approche de conception. Est-ce que l’on cherche à créer une performance, une relation ou une immersion ? Pour les chercheurs, elle permet de faciliter le dialogue interdisciplinaire.
Bibliographie :
Carù, A., & Cova, B. (2003). Revisiting consumption experience: A more humble but complete view of the concept. Marketing Theory, 3(2), 267–286.
Dewey, J. (1934). Art as Experience. Minton, Balch & Co.
Forlizzi, J., & Battarbee, K. (2004). Understanding experience in interactive systems. Proceedings of the 5th Conference on Designing Interactive Systems, 261–268.
Hassenzahl, M. (2010). Experience Design: Technology for All the Right Reasons. Morgan & Claypool.
Hassenzahl, M., & Tractinsky, N. (2006). User experience – a research agenda. Behaviour & Information Technology, 25(2), 91–97.
Kolb, D. A. (1984). Experiential Learning: Experience as the Source of Learning and Development. Prentice Hall.
Latour, B. (1987). Science in Action: How to Follow Scientists and Engineers Through Society. Harvard University Press.
Law, E. L.-C., Roto, V., Hassenzahl, M., Vermeeren, A. P. O. S., & Kort, J. (2009). Understanding, scoping and defining user experience: A survey approach. CHI '09 Extended Abstracts on Human Factors in Computing Systems, 719–728.
McCarthy, J., & Wright, P. (2004). Technology as Experience. MIT Press.
Merleau-Ponty, M. (1945). Phénoménologie de la perception. Gallimard.
Norman, D. A. (2004). Emotional Design: Why We Love (or Hate) Everyday Things. Basic Books.
Pine, B. J., & Gilmore, J. H. (1999). The Experience Economy: Work Is Theatre & Every Business a Stage. Harvard Business Review Press.
Schmitt, B. (1999). Experiential Marketing: How to Get Customers to Sense, Feel, Think, Act, Relate. Free Press.
Tynan, C., & McKechnie, S. (2009). Experience marketing: A review and reassessment. Journal of Marketing Management, 25(5–6), 501–517.